On fait suivre deux textes traduits sur une lutte dans la logistique en Italie :

Force contre force : la lutte des classes dans la vallée de la logistique
Le 28 janvier 2014
Anna Curcio et Gigi Roggero
Il a raison Il Sole 24 Ore, l’un des rares organes d’“information” qui rapporte les faits en précisant l’importance du match. Il le fait avec la clarté arrogante et le recours éhonté aux mensonges de ceux qui défendent sans fioriture les intérêts de leur camp, celui des patrons : « Il n’est pas facile d’être entrepreneur lorsque pendant dix mois son activité est compromise par une vingtaine de fauteurs de troubles qui bloquent de fait les opérations de l’un des principaux acteurs de l’agro-industrie italienne, dont dépendent le revenu de 2100 ménages et une filière d’au moins 10 000 personnes ».
Eh bien oui, effectivement, sur le conflit Granarolo est en train de se jouer un véritable “bras de fer”, d’une extraordinaire importance. D’un côté, il y a les 51 travailleurs licenciés en mai 2013 par le consortium de coopératives SGB, un des groupes qui concentrent les appels d’offres du secteur et fournit des facchini [1] à bas coût aux entreprises, qui peuvent ainsi faire croître leurs bénéfices – en l’occurrence, Cogefrin (qui gère l’import-export des matières plastiques entre les pays arabes et l’Europe à l’Interporto de Bologne [2]) et Granarolo (le géant laitier leader de l’agro-industrie en Italie, dont l’objectif estde gagner de nouveaux marchés à l’international). De l’autre, on trouve SGB et ses clients, Granarolo et Cogefrin, et Legacoop, l’organe de représentation des coopératives “rouges”. Les facchini licenciés n’ont pas l’intention d’abandonner les blocages qui depuis des mois interrompent le cycle de production/distribution des deux entreprises, ni les initiatives de boycott des produits Granarolo (qui s’étendent au contraire bien au-delà de Bologne), et de leur côté SGB, Granarolo, Cogefrin et Legacoop jouent le tout pour le tout, sans même se soucier du respect de la légalité et des droits formels. En mai 2013, ils ont demandé et obtenu que la commission de garantie sur la grève déclare « service essentiel » la distribution du lait et des produits laitiers, plaçant ainsi les marchandises distribuées par Granarolo sous la protection de la loi 146 qui fixe les limitations du droit de grève (garantissant des services d’utilité publique tels que les transports). C’est une règle juridique que les avocats du travail estiment inapplicable, parce que Granarolo n’est pas en position de monopole : même si le lait devait être considéré comme « bien de première nécessité », dans les supermarchés, les bars ou les hôpitaux il est toujours possible de se procurer du lait autre que celui de marque Granarolo.
Cependant, la partie ne se joue pas avec les seuls acteurs formellement impliqués. Aux côtés des 51 facchini licenciés se sont rangés un petit syndicat de base, le Si-Cobas, des centres sociaux et des collectifs d’universitaires, de précaires et d’étudiants. S’est ainsi mis au point un dispositif politique et de lutte organisé et efficace, capable de passer de l’affrontement aux initiatives de communication (faisant éclater, grâce aux sites Web et aux réseaux sociaux, la chape de silence initiale des médias), des blocages et piquets aux initiatives de boycott, de la guérilla informatique (ces derniers jours, Anonymous a attaqué et fait tomber le site de Granarolo) à la production de matériaux pour la défense juridique. De son côté, la partie adverse a fait appel aux pouvoirs en place de Bologne la “rouge” : le préfet et le procureur (les blocages ont donné lieu à des centaines de plaintes), le maire et ses adjoints, les représentants de la CGIL et les médias, tous disposés sans tergiverser à resserrer les rangs pour soutenir Granarolo, Cogefrin et Legacoop.
C’est dans ce cadre, donc, qu’il faut replacer l’intensification de l’offensive patronale de ces derniers jours contre le combat des facchini. Cela remonte au 20 janvier dernier, quand les travailleurs ont lancé un rassemblement permanent aux portes de l’entreprise Granarolo pour demander l’exécution de l’accord signé en préfecture, en juillet, entre les parties, à savoir le syndicat Si. Cobas, qui organise les facchini licenciés, et les représentants de Cogefrin et Granarolo, en présence de la Legacoop et de la CGIL. L’accord n’avait rien à voir avec une disponibilité de principe à négocier, il était le fruit de la radicalité de la lutte : imposé par les travailleurs et non pas offert sur un plateau par des syndicats et des patrons qui se seraient concertés. Il venait en effet après plus de soixante-dix jours de blocages et de piquets sur les deux établissements, après les charges de la police, après les initiatives de boycott, après une manifestation dans les rues de Bologne et après quatre rencontres avec le préfet, intervenu comme “médiateur”. L’accord prévoyait la réintégration de 23 des 51 travailleurs – licenciés pour avoir fait grève contre une réduction de salaire illégale de 35% pour “des raisons de crise” – et un engagement à renégocier la position des 28 salariés restants d’ici au 30 septembre. Les travailleurs et le syndicat, pour leur part, s’étaient engagés à interrompre les blocages, mais avec une promesse ferme : « S’ils ne sont pas tous réintégrés en septembre, nous retournerons à Granarolo avec toute la force dont nous avons déjà fait preuve », a écrit l’un des facchini sur son profil Facebook. Et c’est bien ce qui s’est passé.
La réorganisation patronale
Le conflit s’insère dans ce que nous avons défini comme un cycle de luttes ayant, au cours des deux dernières années au moins, contraint de nombreuses coopératives de la logistique à céder aux revendications des travailleurs. En particulier, celles portant sur l’application de la convention collective nationale du secteur et sur le respect des charges et des rythmes de travail établis par contrat mais systématiquement transgressés à force de chantages et de licenciements. Cependant, face aux victoires des facchini, le front patronal est en train de se réorganiser, cette dernière année notamment. Et plus les conquêtes des travailleurs ont été importantes, plus la réaction patronale a été dure et violente, cherchant à récupérer ce que les luttes avaient arraché avec les dents. La convention collective nationale du secteur en est un exemple : signée par la CGIL, la CISL et l’UIL, fortement contestée par les syndicats de base Si. Cobas et Adl Cobas, elle constitue un recul significatif en matière de droits des travailleurs.
Dans le cadre de cette réorganisation, les entreprises d’une part changent les horaires des chargements et des déchargements de marchandises pour essayer de contourner les blocages, ou délocalisent des pans de la production – c’est ce que fait Granarolo –, d’autre part investissent partiellement dans la technologie pour réduire les coûts et l’importance de la force de travail. C’est ce que fait l’Artoni de Padoue, qui ces dernières semaines est au coeur d’un autre type d’affrontement : là, les nouvelles machines ont permis à l’entreprise de récupérer une partie des conquêtes arrachées par les travailleurs. Cela démontre au moins deux choses. Premièrement, l’exploitation politique de la crise par les patrons : les investissements dans les nouvelles technologies, ainsi que la pénétration sur les marchés internationaux, sont là pour prouver que l’austérité et les sacrifices imposés aux travailleurs sont un choix et non une nécessité. Dans la logistique, ce sont les luttes qui accélèrent le développement –la question politique, celle sur laquelle se joue l’affrontement stratégique, étant : qui le contrôle, ce développement ? Deuxièmement, que nous devons faire très attention à ne pas interpréter les conflits dans ce secteur comme un retour au passé. Il suffit de participer à un piquet pour comprendre que les pratiques de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe (comme le recours à des briseurs de grève cachés dans les camions ou embauchés pour attaquer les grévistes) se combinent avec les formes les plus avancées du développement capitaliste : la grande souffrance physique des facchini prend aujourd’hui place dans un environnement productif à forte concentration de connaissances. Ce qui confirme la centralité du savoir, un savoir circulant dans les chaînes ou condensé sous forme de machines ; mais, loin de toute interprétation progressiste et déterministe, la connaissance est également un dispositif de hiérarchisation et d’exploitation, un champ de bataille pour et contre l’accumulation du capital. « La logistique est la logique du capital », a expliqué lors d’un débat un facchino à l’Interporto de Bologne, également étudiant en informatique – et il s’appuyait non sur un concept abstrait, mais sur sa détermination dans la lutte. Posséder les connaissances du cycle de production, ses coordonnées spatiales et temporelles, c’est une arme redoutable, une arme forgée dans les arsenaux du patron et retournée contre lui.
Ce à quoi nous assistons ces jours-ci à Bologne est aussi une des conséquences de cette réorganisation. Là, elle se joue en faisant appel à la collaboration conjointe de la politique et du pouvoir judiciaire, du système économique et des médias, pour tenter de raconter une autre histoire. A travers une offensive de communication de grand style, qui a mis mal à l’aise jusqu’aux plumes prestigieuses de la presse nationale, ils se sont mis à raconter que Granarolo est à la merci d’un groupe de provocateurs et que si l’accord signé à la préfecture en juillet n’a pas été respecté, c’est parce que les manifestations n’ont jamais cessé. Le préfet Sodano a pris soin d’en rajouter en déclarant qu’« on ne peut pas négocier avec un pistolet sur la tempe ». Dans le même élan certains ont encouragé et même essayé de justifier l’arrestation de deux travailleurs (dont un représentant syndical), arrestation effectuée par la police, couverte par le procureur, soutenue par la CGIL, qui dans un communiqué infâme se dit inquiète du sort des deux cents travailleurs… présents dans l’entreprise ! Seule la détermination des travailleurs et des camarades, aidés de multiples preuves vidéo et d’avocats compétents, a permis qu’ils soient remis en liberté. Preuve qu’à Bologne la fracture entre les classes peut enfin s’exprimer : c’est l’un des terrains sur lesquels insister, pour généraliser les luttes.
Granarolo a entre-temps écrit une lettre aux Bolognais, sous forme de publication payante dans les journaux locaux. Elle fait mine de prendre ses distances avec les coopératives qui ont mis à pied les 51 facchini, celles qui ces dernières années lui ont permis d’atteindre un chiffre d’affaires à neuf zéros, et se plaint des dommages subis par l’entreprise et les citoyens du fait des blocages. Pendant ce temps, dans les supermarchés, on voit de plus en plus de produits Granarolo vendus au rabais, un stratagème destiné à reconquérir la part de marché perdue, vu que de moins en moins de gens se laissent prendre au discours de la marque “solidaire”. D’ailleurs, ces jours-ci, Granarolo semble ne pas lésiner sur les cadeaux. Le 23 janvier, avant que la police ne s’acharne avec une grande violence sur un piquet de grève pacifique, en recourant à des moyens offensifs comme les gaz urticants, les techniques de rupture des articulations et les coups de poing dans la figure, les hommes de l’unité mobile qui défendaient l’établissement ont été vus sortant avec des cartons de lait et de mozzarelle. Une prime d’encouragement pour le sale travail qu’ils allaient faire quelques heures après !
Face à face avec l’Émilie ‟rouge”
Dès le début, la lutte de Granarolo avait pris des caractères exemplaires. En arrivant dans l’Émilie ‟rouge”, les conflits avaient atteint le cœur du système de coopératives, autour duquel est organisé le travail dans la logistique de distribution. Le système d’intermédiation du travail par le biais des coopératives s’est trouvé ainsi attaqué là où il est historiquement le plus fort, là où les coopératives constituent une articulation fondamentale entre pouvoirs économique, politique et social, pouvoirs imbriqués et fermement détenus par la gauche depuis la Seconde Guerre mondiale. Ayant perdu jusquà la mémoire lointaine du mutualisme conflictuel et autonome des origines, les coopératives fonctionnent désormais exclusivement comme des canaux d’intermédiation du travail, de réduction de ses coûts et de privatisation du Welfare, opérant dans une sorte de zone franche où les droits des travailleurs et les réglementations en matière de fiscalité sont systématiquement contournés. Et la distinction faite méthodiquement par Legacoop entre coopératives ‟vertueuses” qui respectent les droits des travailleurs et ‟fausses” coopératives qui les négligent ne suffit pas. C’est le système d’intermédiation en tant que tel, autrement dit la dérégulation continue du travail que cela comporte, qui est le problème. Un problème manifestement aggravé par la présence prépondérante de travailleurs migrants regroupés racialisés, fortement sensibles au chantage et donc soumis à des temps et des rythmes de travail particulièrement insupportables.
Mais le caractère exemplaire de la lutte des facchini de Cogefrin et de Granarolo tient aussi au fait qu’en attaquant le système des coopératives, elle a touché un nerf sensible dans le système actuel de gestion et d’organisation d’une grande partie du travail précaire en Italie. Ce qui est en jeu, c’est donc quelque chose qui va bien au-delà d’un conflit de secteur. Gagner cette bataille, c’est ouvrir une fenêtre d’opportunité pour améliorer les conditions de vie et de travail des facchini dans toute l’Italie, mais aussi de tant de précaires soumis au système pervers de chantage et d’exploitation des coopératives. Legacoop et la CGIL le savent bien. C’est pourquoi ils ont tellement peur de 51 travailleurs migrants licenciés, d’un petit syndicat de base, des étudiants et des militants des centres sociaux et des collectifs étudiants, et c’est pourquoi ils sont prêts à tout jouer pour le tout.
De leur côté, les entreprises, en l’occurrence Cogefrin et surtout Granarolo, observent les blocages de la production avec une extrême appréhension. Lorsque des piquets bloquent les portes de Cogefrin, c’est toute la chaîne de distribution qui saute : les produits ne sortent pas de l’usine, n’arrivent pas à temps sur les navires et donc à destination. Et pour ramener le système à son rythme normal, il faut au moins dix jours. Il ne s’agit donc pas seulement de pertes financières, m^me si celles-ci restent importantes ; le ralentissement de la chaîne de distribution se répercute sur l’ensemble du système, produisant aussi des dégâts dans d’autres sociétés, et aucune entreprise n’est prête à assumer cette responsabilité. Dans un établissement comme Granarolo qui travaille des produits ‟frais”, un blocage de quatre heures signifie 2-300.000 euros de dégâts, auxquels il faut ajouter la perte en termes d’image, amplifiée par les campagnes de boycott. Et, dans le capitalisme contemporain, on sait bien que s’attaquer à l’image, c’est s’attaquer immédiatement aux processus de valorisation du capital. En bref, si les facchini de la logistique avaient voulu se débarrasser de la dimension rituelle des luttes des confédérations syndicales sur le travail pour faire vraiment mal aux patrons, ils y ont pleinement réussi. Et leur force, la force de leur lutte, est ce qui, aujourd’hui, plus que tout, fait peur.
Un extraordinaire espace de subjectivation
Si le front patronal est bien conscient des enjeux de ce ‟bras de fer”, comme l’indique sur ce point le journal de la Confindustria, le camp du travail vivant a lui aussi les idées claires. Les étudiants, précaires et militants qui sont depuis longtemps aux côtés des travailleurs à la porte des entreprises de logistique ne sont pas exclusivement poussés par un sens éthique de la solidarité, même si l’indignation est évidemment un moteur d’une grande importance dans tout processus de conflit élargi. Ils sont là, d’abord et avant tout, parce qu’ils reconnaissent dans ces luttes et ces travailleurs un trait commun. Aujourd’hui, dire « nous sommes tous des facchini » ne signifie pas se plonger dans des rêves de palingénésie sociale ou tiers-mondiste, ni – comme l’affirment d’une surprenante même voix quelques théoriciens militants et la partie adverse – faire abstraction des différences évidentes qui existent entre un facchino et un étudiant. Si l’on s’en tenait à ce constat sociologique, il faudrait logiquement considérer que les facchini devraient rester seuls aux portes de leur entreprise et les étudiants à l’université, comme le voudraient précisément les patrons. Outre que c’est oublier ces facchini qui sont aussi des étudiants ou ces étudiants exploités par le système des coopératives, et ne rien comprendre aux processus de précarisation et d’appauvrissement structurels qui investissent la totalité du travail vivant, l’élément politique que certains semblent ignorer, c’est que gagner à Granarolo, cela veut dire être tous plus forts, et perdre, être tous plus faibles. En disant et en répétant que les luttes de la logistique ont la possibilité de se généraliser, nous avons touché au coeur du problème : il ne s’agit pas d’imaginer, de façon linéaire, que l’on a trouvé un petit bout de la recomposition, mais simplement de reconnaître que ces luttes sont aujourd’hui l’un des centres névralgiques du conflit social dans son ensemble.
Elles sont aussi, voire surtout, un extraordinaire espace de subjectivation. Ici, dans la dure réalité matérielle de l’exploitation et du conflit, de la nécessité de s’attaquer quotidiennement à l’élaboration de rapports de force, il n’y a vraiment pas de place pour les certitudes idéologiques et identitaires où les organisations du mouvement trouvent refuge dans les moments d’impasse et de difficulté. C’est pourquoi ces luttes sont un espace crucial de croissance subjective et de formation, voire de reformation, y compris pour les militants, jeunes et moins jeunes, qui y participent. C’est là, après tout, une constante de l’histoire : dans les luttes, les processus de subjectivation s’accélèrent de façon spectaculaire. Ou, pour le dire avec les mots de Marx : « Lors les grands développements historiques, vingt ans ne valent qu’un seul jour, mais ensuite peuvent venir des journées qui concentrent en elles vingt ans. »
La question de la corruption et le slogan « Legacoop Mafia !», par exemple, reviennent sans arr^et dans les discussions, dans un langage assez différent du lexique politique établi du mouvement. Les coopératives qui volent l’argent des travailleurs, les flics qui sortent avec des cartons de mozzarella offerts par Granarolo en récompense des services rendus, les patrons voleurs qui profitent de la crise pour licencier et restructurer à leur avantage les salaires et les conditions de travail : les habitués des argumentations raffinées feront sans doute la grimace, mais pour nous, tout cela est constitutif de la lutte de classe. Ce n’est que par là, et non par des raccourcis rhétoriques, que la lutte contre la corruption peut devenir une lutte contre un système qui produit la corruption.
Même les ‟passions”, sur la base desquelles, tristesse ou joie, de nombreux camarades fondent leurs jugements, reprennent pied ici dans l’affrontement de classe. La colère et même l’exaspération se combinent avec la gaieté; le désir de vengeance contre les patrons et leurs laquais est en même temps un désir du commun. Nous nous souvenons encore de ce qu’a écrit récemment un travailleur de l’Interporto sur son profil Facebook : « Je vous jure que le directeur d’Arco Spedizioni décharge et charge les caisses par – 2 degrés tandis que les travailleurs restent au chaud à faire le barbecue en écoutant de la musique. C’est pas ça le communisme ? » Pour de nombreux travailleurs migrants, la lutte n’est plus seulement une phase temporaire dans le but d’obtenir quelque chose : c’est devenu un mode de vie et de socialisation. Ils demandent à retourner au travail, c’est-à-dire au salaire, mais en aucune manière on ne peut les contraindre au retour à la normalité de l’exploitation. Nous osons même utiliser, pour en renverser le sens, un terme qui nous a toujours été correctement ennemi : intégration. Dans la rhétorique officielle, en fait, il ne s’agit que d’intégration dans l’État et la citoyenneté, dans le ciel de l’égalité formelle et l’enfer de l’inégalité substantielle, en somme, dans les circuits de l’exploitation et de la valorisation du capital. L’intégration dans les luttes, c’est au contraire la rupture de l’intégration capitaliste, c’est l’ouverture de l’espace du commun et de l’autonomie. Cela montre bien que le constat tout court de l’hétérogénéité dans la composition de travail vivant est susceptible d’essentialiser l’hétérogénéité elle-même, de la transformer en un fait de nature, au risque de stériliser toute perspective de recomposition. Dans les piquets de grève et dans les blocages, dans cet espace commun déterminé par les luttes, les différences deviennent au contraire des éléments de création collective.
« Facchini sans loi » titre un article de Dario Di Vico paru récemment dans Il Corriere : dans la « vallée de la logistique », explique le célèbre journaliste de via Solferino, tout risque de sauter. Les patrons commencent à avoir peur parce qu’ils craignent que le chantage cesse d’être toujours du même côté. Le préfet Sodano aimerait que les travailleurs soient les seuls à avoir un pistolet pointé sur la tempe. Mais les choses peuvent changer, et ce ne sont pas toujours les mêmes qui se trouvent – métaphoriquement – du côté du canon.
Original : http://www.commonware.org/index.php/cartografia/239-forza-contro-forza
Traduction : XYZ
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Notes de la traduction :
[1] Facchino : “porteur”, mais aussi terme couramment employé en Italie pour désigner les ouvriers et manœuvres de la logistique.
[2] Interporto = dry port (“port sec”) ou hub logistique. Comme un port maritime, mais sur terre, c’est une plateforme regroupant un ensemble d’infrastructures par et dans lesquelles transitent des conteneurs, qui arrivent, sont triés et aiguillés, déchargés et rechargés pour repartir vers une nouvelle destination (autre hub ou destinataire final).
Gagner est possible : généraliser la logistique des luttes
Le 3 mars 2014.
Entretien avec ALDO MILANI – GIGI ROGGERO
Après une grève, 51 travailleurs sont licenciés de la SGB, un consortium de coopératives qui gère en sous-traitance la force de travail pour Granarolo et Cogefrin. C’était au début du mois de mai 2013 : s’en sont suivi 10 longs mois de piquets, de blocages, de plaintes, de négociations et d’accords non respectés par les employeurs. Depuis le 20 janvier 2014, avec le début d’un rassemblement permanent aux portes de Granarolo, une semaine d’intenses émotions a commencé : blocages sauvages, de nouveau avec la capacité de frapper les intérêts matériels du patron ; charges et coups de la police, gaz urticant, travailleurs et syndicalistes arrêtés. L’adversaire, avec prétention, pensait qu’il pourrait balayer cette étrange armée de travailleurs migrants, de syndicalistes de base, de collectifs militants, d’étudiants et de précaires. Mais le mur commence à céder, les luttes à se frayer une voie, le patron est obligé de se rasseoir à la table des négociations. Vendredi, en même temps qu’une autre journée de grève importante de la logistique, le SI Cobas (Sindacato Intercategoriale Comitati di Base) se réunit à la préfecture avec le géant Legacoop, qui, avec son président Poletti au ministère du travail est devenu un pilier du gouvernement national. Legacoop dit qu’il est prêt à accepter tout ou presque : la reprise des travailleurs d’ici le mois de juin, le remplacement ou une solution économique pour les travailleurs de la Cogefrin, le retrait des plaintes. Ce serait une grande victoire, mais pour l’instant – en l’absence de faits concrets – ce n’est qu’une première étape, quoique fondamentale.
« Les journaux parlent de notre euphorie après la rencontre, mais ce n’est pas exact » dit Aldo Milani, coordinateur national du Si Cobas. « Mais il est clair que pour nous, le fait que Legacoop nous reconnaisse comme syndicat sur la base de la lutte et sur les rapports de force que nous avons construits est un résultat politique fort. La dimension du conflit est devenue maintenant nationale et plus seulement à l’échelle d’une entreprise. Ce qui a par exemple influé est le fait qu’ils ont maintenant Poletti [1] comme ministre du Travail, donc avec une situation de confrontation directe, c’était très risqué pour eux. Déjà, dans les jours qui ont précédé la rencontre à la préfecture de la semaine dernière, nous avions eu l’impression que les choses évoluaient dans cette direction, c’est-à-dire qu’ils étaient en grande difficulté de ne pas trouver de solution. Nous avons fait une déclaration dans laquelle nous disions que la lutte allait se durcir et les patrons ont fait leurs évaluations. Nous en sommes à dix mois de lutte maintenant : il y avait une radicalisation et un élargissement, il y a aussi la fatigue des travailleurs qui la mènent, nous devons donc tenir compte de tout cela. Lors d’une réunion récente, quelques camarades ont posé le problème de pouvoir clore le conflit rapidement ; même au sein de notre syndicat, il y en avait qui ont souligné l’attaque dure, aussi sur le plan administratif (nous pouvons être condamnés financièrement pour les dommages que nous causons à l’entreprise, au mépris du droit de grève). J’ai insisté sur le fait que c’était là les conditions pour gagner, donc qu’il fallait faire un effort supplémentaire : à la fin nous avons décidé d’aller de l’avant ».
Quels sont les principaux éléments de ce cycle de luttes de la logistique ?
Un élément essentiel concerne les relations qui se sont construites avec différents milieux sociaux et militants. Dès le début, sur la base de relations antérieures, y compris individuelles, beaucoup ont pris part et, peu à peu, il y a eu une adhésion consciente. Déjà, dans les Slai Cobas, quelques-uns des éléments qui avaient conduit à notre division étaient la logistique et les migrants. Nous nous sommes caractérisé pour avoir défini les luttes, non sur des résultats immédiats dans l’entreprise, mais en les faisant circuler dans les différentes réalités des travailleurs, y compris du point de vue physique, reprenant ainsi certaines traits des expériences les plus positives de l’histoire des luttes ouvrières italiennes et internationales (des IWW aux années 1960). Au début, nous n’avions pas une connaissance claire et détaillée de la présence de la force de travail immigrée, mais sa forte concentration dans la logistique a permis de promouvoir cette initiative en se déplaçant sur le territoire, donc en ne restant pas dans l’entreprise. Nous sommes allés d’une coopérative à l’autre pour obtenir des informations et des contacts que nous ont donnés les travailleurs qui menaient la lutte avec nous. Les travailleurs migrants se sont sentis abandonnés, beaucoup d’entre eux étaient entrés en contact avec les syndicats confédérés pour obtenir un permis de séjour ou comme intermédiaires des services de l’emploi, comme des agences de services. Nous avons apporté ce qu’ils appellent la dignité, ce qui a ensuite payé y compris du point de vue des accords qui ont été conclus par les luttes. Il suffisait de déboucher la situation d’où est sorti ce flux de la lutte.
Nous ne devons pas idéaliser la réalité, il y a aussi des problèmes a posteriori. Là où nous avons mené des luttes les plus importantes, il y a une tendance chez les travailleurs qui obtiennent des résultats concrets (compter dans l’entreprise, avec un meilleur salaire) à se sentir plus à l’aise, parfois trop. Ils se rendent compte qu’à ce moment-là, ils ont de la force et obtiennent des résultats, avec une difficulté à voir au-delà des données immédiates. Il s’agit donc de créer des cadres conscients, sinon on risque de se limiter à une lutte radicale mais trade-unioniste, sans un cadre plus général. Ces travailleurs, en effet, vivent sur le territoire, louent un logement, ont des enfants qui vont à l’école : la contamination avec des éléments solidaires qui viennent d’expériences militantes et qui peuvent avoir une formation parfois un peu idéologique est donc importante, de même que la confrontation directe avec la police qui vient réprimer ou avec Poletti qui est devenu ministre du Travail, parce qu’il se crée alors une concaténation d’éléments qui élargissent le cadre de référence. Le manque de conscience politique des travailleurs peut être une force comme impulsion et une faiblesse en termes de perspective : ils mènent une lutte dure, ils agrègent leurs amis dans l’entreprise, mais il faut aussi relier les luttes. Pour cette raison, nous avons commencé à faire de la formation interne au SI Cobas, non seulement sur les salaires mais aussi du point de vue politique. Nous ne pouvons pas avoir une conception gradualiste dans laquelle on mène d’abord la lutte syndicale et ensuite viendra la lutte politique : là où nous avons commis cette erreur, il a été plus difficile de reprendre une bataille générale. D’autre part, il n’est pas étonnant qu’à Bologne sept ou huit travailleurs, devenus militants syndicaux, commencent à s’exprimer presque plus sur le plan politique, parfois c’est moi qui doit les forcer à retourner au travail dans l’entreprise parce que sinon ils risquent de perdre ce terrain de lutte.
Il y a eu donc un enchaînement d’éléments qui sont issus de l’expérience et des relations de certains d’entre nous, qui sont liés de manière pragmatique à des situations concrètes sur les territoires. Dans ce court laps de temps, à Milan, il y a même eu l’adhésion au Si Cobas d’une série de compagnons de groupes radicaux. Nous sommes un syndicat qui, en partants de la formation léniniste de certains, est le plus anarchiste du point de vue de son développement, parce que nous n’avons pas de structures trop formelles comme les autres syndicats de base.
Cependant, c’est aussi une force, parce que c’est ce qui permet l’auto-organisation concrète des travailleurs…
Je crois que oui. Il faut dire aussi qu’avec la logistique, nous avons découvert une mine d’or. Quelqu’un a dit que l’on ne peut pas être seulement dans la logistique, comme pour minimiser son importance. Nous étions également présents parmi les métallurgistes de l’Alfa, la sidérurgie à Breda, nous avons bloqué l’ATM à Milan il y a dix ans [2]. A Milan, nous avions fait un travail avec les Roms, mais dans la logistique nous avons trouvé une condition particulière : en effet, nous avons rencontré une volonté subjective disponible à la radicalité du point de vue politique et syndical. La condition est particulière même par rapport à d’autres pays. Nous devons toujours avoir à l’esprit que le système italien de la logistique est caractérisé par les coopératives, avec la surexploitation de la force de travail, un faible niveau de l’investissement technologique et une certaine difficulté à rester sur le marché international. Dans la mesure où nous avons élevé le niveau du coût de la force de travail, nous obtenons des résultats. Chez Bartolini, TNT, DHL, GIs et ailleurs, nous gagnons des accords d’entreprises qui remettent en question les conventions nationales et nous commençons à poser concrètement les bases pour aller au-delà des coopératives. Même certains grands groupes de commanditaires (évidemment pas LEGACOOP, mais TNT ou DHL) se posent le problème de surmonter ce stade où ils ont utilisé les coopératives qui, en effet, représentent un coût supplémentaire et n’est plus une opportunité. Qu’est-ce qui s’oppose à cette poussée ? L’élément essentiel est la présence de la Mafia, la Camorra et ‘Ndrangheta dans le secteur coopératif, à travers une relation directe avec le commanditaire. La coopérative n’est pas seulement une force du point de vue économique comme le trafic de drogue (sans investissement, avec le contrôle de la force de travail tandis que le chiffre d’affaires est tout bénéfice), mais sert également à laver l’argent sale – il suffit de penser aux coopératives qui construisent l’Expo à Milan. Pourquoi à Esselunga, un des plus grands centres de distribution avec 600 personnes, les coopératives sont-elles dirigées par les sœurs Mangano avec Dell’Ultri et la relation avec la Mafia ? Donc, je ne pense pas que les clients peuvent rompre avec ce système. Un des exemples récents est que DHL Express a viré ses deux principaux dirigeants, des gens à 600.000 euros par an, en raison de ce type de rapports. DHL, en baisse à Rome, a pu construire des entrepôts grâce à la présence de la Mafia et la Camorra, les différents entrepôts ne sont même pas leur propriété. Ou, autre exemple, l’entrepôt de TNT de Piacenza qui appartient à un consortium.
Indubitablement, l’adversaire se réorganise. Un des facteurs en notre faveur, c’est que l’Assologistica ou d’autres structures syndicales patronales ne sont pas formées comme la Confindustria. Stratégiquement, ils sont très puissants, mais n’ont pas encore une syndicalisation significative des cartels. En face de notre croissance, parce qu’ils ne peuvent pas obtenir du jour au lendemain les infrastructures et les innovations, ils doivent se concentrer davantage sur la réduction du coût de la force de travail. Les entreprises tentent alors de subsumer nos revendications (le fait que les entreprises prennent en charge leurs propres salariés), font des opérations de façade et appliquent un mélange entre le modèle coopératif italien et le modèle français du travail intérimaire. Par exemple, la Poste italienne a maintenant besoin de licencier, ils appellent les travailleurs et les placent devant l’alternative entre la cassa integrazione sans perspectives (licenciement) ou le retour à l’entrepôt, réduisant donc le coût de la force de travail par l’utilisation de la coopérative.
Tout cela rend encore plus important le problème de ne pas organiser le syndicat sur la base de l’entreprise. Souvent, les travailleurs pensent qu’ils ont obtenu, en peu de temps, les résultats dont ils peuvent se contenter, tandis qu’avec l’accélération de la crise, d’un jour à l’autre, la situation change. Entre nous et l’Adl-Cobas, nous organisons 10.000 travailleurs alors que les travailleurs de la logistique sont 150.000 ; nous touchons donc le noyau central, mais le secteur est très stratifié sur le territoire. Il y a une tendance à la concentration du capital, mais il y a aussi beaucoup d’éparpillement et de subdivision. La semaine dernière, nous sommes sortis satisfaits d’une négociation avec TNT car nous avons obtenu plus que la convention nationale, à la suite de quoi je parle à un dirigeant qui me dit qu’ils ont décidé de détacher le secteur domestique de tout le reste, pour des problèmes globaux (avec la vente à l’Ups ils doivent mincir pour éviter de subir les lois européennes sur les trusts, en concurrence avec DHL). Entre Piacenza et Bologne, 1000 personnes sont en jeu. En assemblée les délégués avaient déjà décidé de ne pas faire grève, après avoir obtenu cet accord ; après que j’aie expliqué le problème, il y eu une adhésion totale des travailleurs à la grève. Nous devons donc avoir une motivation politique plus stratégique pour aller de l’avant : c’est là notre tâche. Il y a en effet une diffusion de masse, en termes relatifs, mais si nous ne parvenons pas à agir dans la crise dans sa totalité, nous pouvons obtenir des résultats et des victoires à court terme, mais nous ne serons pas en mesure de résister dans le développement de ce processus. De toute évidence, et cela ne dépend pas seulement de nous, nous devons créer les conditions pour que d’autres sujets de classe se mobilisent, des précaires aux étudiants, en renforçant les conjonctions que j’ai mentionné plus tôt. Nous prenons toujours en compte que ce sont des luttes à contre-courant, dans la récession : nous ne sommes pas en effet dans une phase de développement, dans laquelle on peut obtenir des conquêtes dans un cadre économique expansif.
Un facteur décisif est la production de subjectivité qui est déterminant dans ces luttes…
L’aspect subjectif est central. Au cours des dernières années, les militants politiques ont intériorisé un sentiment de défaite et de lamentations. Pour leur part, les syndicats de base gèrent une sorte de petit trésor, sans la capacité de voir au-delà de leur propre situation particulière. L’idée s’est répandue d’être en mesure de créer les conditions plus favorables au sein de l’économie capitaliste, d’où peuvent surgir des batailles peut-être radicales, mais trade-unioniste, sans une vision politique globale. Il y a donc un problème crucial de la subjectivité à affronter dans les luttes. De ce point de vue, la logistique est devenue d’une grande importance, peut être un point de référence. Nous ne devons pas penser en termes d’élargissement radial à partir de nous-mêmes, l’important est de se remuer sur les territoires, de se déplacer, tout en construisant des structure de référence en termes d’organisation, en sédimentant aussi des capacités de gérer la technique syndicale sans lesquelles on risque de ne faire que de la démagogie.
Alors que dans les années 1920 et 1930, pendant la crise, les prolétaires adhéraient en masse aux syndicats, aujourd’hui, il est plus probable que les syndicats intégrés dans la gestion de l’Etat, qui maintiennent encore un contrôle sur divers secteurs des travailleurs, confrontés à un processus de crise aussi profond, peuvent exploser. Ce qui augmente par conséquent les possibilités de ceux qui se bougent dans une perspective de mouvement, parce que les travailleurs vont se retrouver privés des services qui leur étaient auparavant offerts. Par exemple, après les licenciements chez TNT, ils discutent des licenciements de nombreux travailleurs. Par conséquent, il n’y aura pas plus de planche de salut : ce n’est pas que le pire soit le meilleur, mais cela créé des possibilités. A Bologne, il est significatif que nous nous soyons retrouvés face à la Legacoop, mais en même temps le syndicat se forme dans diverses branches, de l’hôtellerie à la métallurgie. La présence de travailleurs immigrés est la force motrice dans les zones qui étaient auparavant liés à la CGIL.
Une chose très importante est que dans le syndicat se forment des compagnons qui se bougent sur un terrain plus large et pas seulement revendicatif. Les expériences que les travailleurs font en une année de lutte valent beaucoup plus que celles réalisées au cours d’années sans luttes. Il s’agit d’un processus de subjectivation extraordinaire et rapide, qui ne s’est pas produite à Frattocchie [3] mais dans la matérialité des conflits. Il faut ajouter que la force extraordinaire de travailleurs immigrés, d’une certaine manière, découle de leur faiblesse. Ce sont des figures qui, dans les nouveaux contextes dans lesquels ils vivent, n’ont pas de références syndicales et politiques, n’ont aucune protections ni économiques ni sociales. Ce mouvement est fort parce que derrière il a moins de traditions de ce genre. Il est donc moins intégrable, et il y a évidemment des aspects négatifs ou problématiques, cependant, ces travailleurs ont moins de contraintes que les travailleurs italiens.
Ce processus décisif de luttes et de subjectivation a réintroduit le thème de la victoire au centre de l’agenda politique. Après de nombreux succès, à partir du milieu de l’année dernière, les patrons se réorganisent, comme vous l’avez expliqué. La lutte à Granarolo a touché un point névralgique central, l’adversaire a déterminé un plan de politisation immédiate de la lutte. S’il on peut gagner ici, en assumant toujours le caractère de partialité du succès, dans quelle mesure peut-il produire un effet positif en cascade sur d’autres luttes au sein et au-delà du secteur ?
Contrairement à d’autres luttes, ici nous avons tendance à casser le cadre extraordinaire des relations politiques et syndicales. Si nous pensons au fait que le gouvernement Renzi est basé sur certains de ces piliers, nous nous rendons compte que la lutte syndicale attaque directement une réalité qui semblait contrôlée et gérée par les structures de pouvoir établies. De l’extérieur, on peut voir les services offerts par modèle émilien, qui ont effectivement domestiqué le social. La reconnaissance d’un nouvel élément est arrivée à travers des rapports de force. On peut vraiment déterminer un processus d’élargissement et de généralisation, dans la mesure où nous cassons les équilibres politiques, économiques et même militaires, avec les tentatives de répression. C’est une grande réussite d’avoir contraint les patrons de ce colosse à un ‟armistice” dans lequel le ‟fort” accorde tout, et ce que nous demandons est évidemment encore peu, mais cela rompt justement un équilibre politique. Cela a déjà eu un effet, ce sera d’autant plus un exemple pour d’autres luttes qu’avec une petite force, apparemment, nous avons obtenu les résultats qui vont au-delà des attentes de ceux qui ont eux-mêmes participé à la bataille. Bologne peut donc devenir un facteur d’élargissement et acquiert une plus grande centralité politique grâce aux luttes de la logistique. Ce n’est pas là une addition mathématique, mais la capacité de mettre ensemble différents sujets : si un petit noyau est capable de faire bouger l’adversaire, c’est parce que lui aussi est en crise, en s’insérant dans ces fractures et en devenant un point de référence, ce qui met à l’ordre du jour la nécessité de commencer à penser plus grand du point de vue politique général. Notre expérience ne peut pas se baser exclusivement sur l’enracinement territorial, nous devons suivre sur les territoires les possibilités de lutte, aussi du fait de la stricte caractéristique mobile de cette composition. En bref, il est décisif d’avoir montré la faiblesse de l’adversaire.
Dans ce contexte, la discussion sur la communication se place aussi sur un nouveau plan. La presse a jusqu’à présent peu pris en considération les luttes de la logistique (si elle s’y intéresse, c’est principalement en raison des scandales liés à la collusion avec la Mafia et la Camorra). Du point de vue de la communication, le suivi des luttes est le fait des militants qui y participent, nous le développons principalement par l’Internet, e-mail ou facebook. Non pas parce que la lutte des classes ne pourrait se développer que grâce à l’ordinateur, mais parce qu’il était important de mobiliser beaucoup d’énergies différentes et de frapper sur différents plans.
Il y a un point important : le secteur de la logistique a en effet des caractéristiques apparemment classiques, mais avec le niveau le plus avancé du développement capitaliste. Bloquer les marchandises aux portes et frapper la marque Ikea ou Granarolo sont des formes d’attaque globale adéquates aux processus généraux de l’accumulation du capital…
Ainsi, à Ikea, par exemple, nous avons débloqué la situation quand nous avons frappé la marque et nous avons atteint même la Suède, où des gens se sont manifestés. À ce point-là, les dirigeants ont cédé. Il faut également prendre en considération que, contrairement à d’autres époques des migrations prolétariennes, les immigrants qui arrivent ici ont des niveaux de scolarisation, de compétence et de formation intellectuelle souvent élevés (même du point de vue de la communication). Les patrons pensent qu’ils ont à faire avec des esclaves ignorants, alors qu’ils sont face à des figures capables de soutenir la confrontation et s’en trouvent décontenancés. Les lieux de travail et de vie des personnes qui mènent les luttes dans la logistique se situent dans les zones suburbaines, beaucoup de gens ont tendance à ne pas les voir, mais à mesure qu’elles sont en train d’encercler les villes et de se généraliser au niveau national, ces luttes peuvent devenir un élément d’entraînement.
* Une version abrégée de l’interview a été publiée dans le quotidien Il Manifesto (aussi en ligne), le 4 mars 2014.
Original : http://www.commonware.org/index.php/cartografia/283-vincere-e-possibile
Traduction : XYZ
Notes de la traduction
[1] Nouveau ministre du travail du gouvernement Renzi (février 2014). De 1982 à 1989, il était secrétaire de la Fédération du Parti communiste italien de l’Émilie-Romagne, puis devient conseiller provincial à Bologne pour le PDS (Parti démocratique de gauche, post-PCI à partir de 1991). Depuis cette date, il a gravi les marches les plus élevées du secteur des coopératives : de 1992 à 2000, comme président de l’organisme de formation de Legacoop (Émilie-Romagne) puis président de cette Legacoop régionale et vice-président national Legacoop. En 2002, il devient président de la Legacoop nationale et en février 2013, il est choisi comme président de l’Alliance des coopératives italiennes.
[2] L’Azienda Trasporti Milanesi est la société publique de la commune de Milan, qui gère les transports publics de la métropole lombarde, autobus, trolleys, tramways et métro et emploie environ 8 500 personnes
[3] Célèbre école de formation des cadres du PCI, près de Rome.
Le militant interviewé, Aldo Milani, a été banni de la province de Piacenza pour une durée de 3 ans (mesure de « foglio di via »). Cette mesure a été prise 3 jours avant une grève générale dans le secteur de la logistique appelée par le SI Cobas et Adl Cobas, qui a été suivie dans des grands centres comme Milan, Padoue, Piacenza, Verone et Bologne, le 22 mars 2013. Sa voiture a eu aussi les pneus crevés. Cette grève générale de la logistique a été combattue et condamnée par les 3 grandes confédérations (CGIL-CISL-UIL), et surtout par la CGIL particulièrement à Bologne.
A Piacenza (nord de l’Emilie-Romagne mais plus proche de Milan que de Bologne) se trouvent concentrés quelques grands entrepôts : Ikea pour toute l’Europe du Sud, la TNT, GLS, où des conflits ont commencé en 2012.
Annexe
Un militant syndicaliste sauvagement agressé à Milan
23 janvier 2014 (http://strugglesinitaly.wordpress.com/)
Le mardi 14 Janvier, dans le nord de Milan, le syndicaliste Fabio Zerbini a été sauvagement battu par deux hommes soupçonnés d’être liés au crime organisé italien.
Fabio Zerbini est coordinateur pour le SI Cobas, un syndicat de base actif dans la logistique et le secteur des entrepôts. Quelques jours auparavant, il avait trouvé un rétroviseur extérieur de sa voiture cassée. Une note a été laissée sur son pare-brise avec des excuses et un numéro de téléphone à appeler pour organiser une réunion pour le dédommager. C’est à ce rendez-vous que deux hommes l’ont sauvagement attaqué, l’un d’eux disant: « Si les travailleurs continuent à faire grève et nous casser les couilles, vous allez en payer le prix ». L’agression de la semaine dernière est une escalade de la violence des attaques contre le syndicat. Fulvio di Giorgio, un autre coordonnateur SI Cobas, a déclaré: « Nous avions l’habitude de pneus crevés ou de voitures brûlées, mais ils ne sont jamais allés jusqu’à un véritable passage à tabac ».
Avant l’agression, Fabio avait été impliqué dans plusieurs conflits de travail, il est difficile de comprendre auquel les hommes faisaient allusion. Par exemple, il fut impliqué dans la grève de 80 travailleurs à l’entrepôt Kuehne-Nagel à Santa Cristina à la mi-décembre, où les travailleurs ont gagné la reconnaissance syndicale et le respect des conditions fixées dans le contrat national (ainsi que le retrait de quatre licenciements pour des motifs politiques). De même, dans un entrepôt Carrefour juste en dehors de Milan, la société Serim a été forcée à reconnaître le syndicat et d’entamer des discussions avec les travailleurs.
Dans cette attaque, cependant, beaucoup soupçonnent fortement l’implication de la mafia. Un système d’exploitation règne sur la ceinture industrielle dans le nord de l’Italie d’où les entrepreneurs tirent profit, entrepreneurs qui sont parfois entre les mains du crime organisé. Une enquête en 2011 a conduit à la mise sous séquestre de six branches de TNT suite à la découverte que les services étaient confiés à une section de la ’Ndrangheta (une organisation criminelle de Calabre, dans le sud de l’Italie). Et en 2009, par exemple, Marcello Paparo, un homme d’affaires également lié à la ’Ndrangetha, a été arrêté pour, entre autres infractions, blessures volontaires sur un travailleur d’un des entrepôts de son consortium, « un syndicaliste qui a créé des problèmes ».
L’attaque a empêché à Fabio d’assister à une assemblée de travailleurs à Santa Cristina, mais une autre réunion sur les luttes dans la logistique et le secteur de l’entrepôt a été organisée pour le 19 janvier. Comme le SI Cobas l’écrit dans son communiqué de presse, « Nous ne les laisserons pas nous intimider ».
Sur la galaxie des « syndicats de bases » italiens, se reporter à
http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article1229
Sur les luttes dans le secteur de la logistique en Italie
J’ai trouvé peu de choses en français.
Sauf ça (la tendance ‟bolcho” du NPA) : http://www.ccr4.org/Greves-sauvages-et-debrayages-a-repetition-dans-le-secteur-poste-et-logistique-en-Italie
Il y avait aussi ça, mais qui parlait surtout des ports de commerce
http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article1449
Site du SI Cobas (scission du SLAI-Cobas), présent au Piémont, Lombardie, Emilie-Romagne
http://www.sicobas.org/
Site de l’ADL Cobas (originaire de Vénétie, existe aussi en Emilie-Romagne)
http://www.adlcobas.it/